Photo Jesus Pastor
Cela fait plus d’un an que je n’ai rien publié, et le dernier article l’a été dans la douleur de l’épuisement, ce serpent insidieux qui m’a, littéralement, mise à terre pendant plus d’un an. 2022 a été pour moi l’année de l’effondrement, une longue traversée du désert durant laquelle j’ai expérimenté la souffrance d’un corps vidé de son énergie, l’aridité de la solitude et l’angoisse de ne jamais sortir de ce mirage noir. Et puis, au bout, il y a eu cet étrange renaissance.
Cette sortie de route, comme j’aime l’appeler, a littéralement tout brûlé sur son passage – le burn-out porte tristement bien son nom : mes convictions et valeurs, mes ambitions professionnelles, mon amour pour Berlin, mon désir de vivre loin des miens, et, de manière générale, cette confiance aveugle dans ma capacité à pouvoir tout endurer. Le burn-out m’a transformée. Me confronter aux limites de mon être a créé une véritable rupture dans ma vie.
J’ai réalisé que j’habitais mon corps comme j’habitais la planète : sans avoir conscience de ses ressources, aussi précieuses que limitées. Cette année passée à contempler le plafond et à éprouver des douleurs jusqu’alors inconnues a créé une profonde brèche en moi. Il y a une drôle d’analogie entre le burn-out et le dérèglement climatique je trouve. Ils sont tous deux régis par la règle capitaliste du toujours plus, une certaine arrogance face aux limites de nos ressources (le fameux sentiment de toute-puissance) et le déni des premiers symptômes. On épuise les ressources de notre corps comme on épuise celles de la planète.
Découvrir une face inconnue de soi-même
C’est aussi mes certitudes d’autrefois qui ont craquelé sous la violence de l’expérience. Au plus profond de l’épuisement, j’ai réalisé à quel point je me sentais seule dans cette ville que pourtant j’aimais tant (Berlin), qu’écrire pour les autres ne me procurait pas autant de plaisir que je voulais bien l’admettre (mon métier de rédactrice web), que le travail tel que défini par le système capitaliste me rendait profondément malheureuse (que je sois freelance ou salariée n’y changeait rien). Ces révélations ont été un véritable choc pour moi. C’est comme si je me voyais pour la première fois.
Cette année 2022, ponctuée par des séances d’analyse, a donc été l’année de la rencontre avec une part de moi-même, intime, honteuse, endolorie, enfouie. Je me suis vue dans le plus simple appareil, fragile, impuissante, désespérée, seule.
Le burn-out vide le sujet de son désir de vie
Pour autant, je refuse de voir le burn-out comme un passage initiatique vers une meilleure version de soi-même (un terme que, d’ailleurs, j’ai en horreur). Je ne vois pas pourquoi on devrait à tout prix transformer les épreuves de la vie en quelque chose de positif. L’absurdité de la souffrance n’a pas forcément de sens* (non, je ne crois pas que tout arrive « pour une raison »), et je trouve même dangereux de glorifier ce genre d’épreuve, triste conséquence de la dictature de la performance et de la valeur travail imposée par notre société. Je n’ai pas choisi de faire un burn-out. Je dois simplement aujourd’hui composer au mieux avec les séquelles qu’il a laissées en moi.
Apprendre à vivre sur un champ de ruines
Car non, un burn-out n’est pas terminé une fois l’énergie physique et mentale retrouvée. Il laisse son empreinte au-delà des morsures sur le corps. Il vide le sujet de la substance même qui l’animait jusque-là, son désir de vie. Il remet tout en question et laisse le brûlé sur le champ de ruines de son existence, lui laissant le soin de tout reconstruire.
Le burn-out a laissé un vide identitaire en moi. Je suis là, les bras ballants, à me contempler comme si j’étais une étrangère. Moi qui ai toujours su ce qui m’animait – le journalisme, l’écriture, le voyage, la défense des droits des femmes – je ne sais plus ce que j’aime, ce que je désire, où je veux vivre, ni avec qui. Pour la première fois, prendre des décisions m’est impossible, puisque je ne suis animée d’aucun désir. Alors j’erre, je vais de site de rencontre en test de compétence, je vis des histoires d’amour aussi brèves que rocambolesques, je voyage ici et là, je lis des fiches métier. J’envisage de devenir aide-soignante, travailleuse sociale, réceptionniste, moi qui croyais dur comme fer que je serai journaliste ou que je ne serai rien. C’est sûrement ça le plus dur dans le burn-out : après lui on n’est plus rien.
Et puis on s’habitue à ce rien.
Au fil des mois, on apprend à apprivoiser le néant comme l’enfant apprend à dompter l’angoisse de la nuit. Car n’être plus rien offre aussi une incroyable liberté, où un champ de possibilités se dessine. Libérée de ce que l’on croyait (ou devait) être, on peut enfin envisager l’existence pour ce qu’elle est : une suite de moments à savourer, sans forcément avoir de but, de cohérence ou d’esthétique. Le vide laissé par le burn-out offre l’opportunité d’explorer les facettes les plus rugueuses de son être, les plus brutes, mais aussi les plus jouissives et les plus joyeuses, puisque libérées des carcans des apparences et des injonctions de performances.
Le vide identitaire permet de devenir l’enfant que l’on ne s’est jamais autorisés à être. Quand on est régi par aucun désir et qu’on a vu le pire en nous, on peut enfin vivre avec l’émerveillement des années innocentes. Et n’est-ce pas là la forme la plus aboutie de bonheur ?
Pour terminer, je dirais que s’il y a bien une chose que ce douloureux épisode a ranimée, c’est mon amour des mots et de l’écriture autobiographique. Cet article signe donc le retour des posts du blog. Les thématiques vont probablement un peu changer, il y aura des articles plus intimes, mais d’autres seront consacrés à mes thèmes favoris : Berlin, la vie à l’étranger (et l’étranger de manière générale) et le voyage. J’espère que vous y trouverez de quoi vous évader, vous informer et vous réconforter.
*Cette réflexion, et plus généralement ce texte, sont inspirés de l’excellent livre de Claire Marin, « Comment les ruptures nous transforment ».