Lorsque j’habitais en Angleterre, en 2017, j’ai vécu quatre mois « chez l’habitant », chez… une pro-Brexit. Quand j’ai emménagé, je ne connaissais bien évidemment pas les aspirations politiques de la maîtresse des lieux. En soi, je n’ai rien contre le fait d’habiter avec quelqu’un dont je ne partage pas les opinions politiques. Au contraire, j’ai ainsi pu mieux comprendre dans quel quotidien de peur, de sentiment d’insécurité et d’intolérance certaines personnes peuvent vivre. Et je n’ai pas été déçue ! Si vous aussi vous souhaitez entrer dans le quotidien d’un partisan du Brexit, lisez la suite.

Photo : la rue où j’habitais. Un petit air de Wisteria Lane, vous ne trouvez pas ?


Tout se passe dans la banlieue proprette du sud de Londres, à G. Ici, les maisons sont cossues, les terrains de cricket se succèdent aux pubs accueillants et autres restaurants coquets, les trottoirs sont immaculés et la pelouse est tondue au millimètre. « Ma » rue ressemble à Wisteria Lane, la célèbre rue de la série « Desperate Housewives ».

Ma propriétaire, L., est d’ailleurs un vague mélange entre Bree Van de Kamp et Brigitte Bardot. Sa maison est impeccablement tenue, elle adore cuisiner des gâteaux (surtout ceux avec de la pâte de sucre garnie de colorant) autant qu’elle a un léger penchant pour le chardonnay. Voilà pour le côté Bree Van de Kamp. De Brigitte Bardot, elle a la même passion pour les animaux et les mêmes propos aux relans racistes. Un mélange pas très charmant me direz-vous. Mais j’apprécie L. Nous avons de longues discussions sur nos cultures respectives, sur la gastronomie, nos emplois, etc. L. n’a pas les manières anglaises : elle ne sourit pas à outrance, ne fait pas de hug et ne dit pas « please » et « thank you » trois fois dans la même phrase. J’apprécie sa franchise et sa spontanéité.

Pour autant, pas évident de vivre avec quelqu’un d’obsédé par la sécurité et la propreté. Car L. a peur d’à peu près tout : des araignées, dont elle se protège en équipant toutes les fenêtres de moustiquaires, des voleurs, dont elle se protège en barricadant la maison : ici, interdiction de laisser une petite fenêtre (celles dont sont équipées les maisons britanniques pour aérer sans ouvrir les grandes fenêtres) entrouverte, de la saleté, qu’elle enlève tous les jours à coups de Javel et d’aspirateur.

Mais surtout, L. a horreur des étrangers. Ceux qui envahissent son bout d’Angleterre pour profiter du système de santé gratuit, qui déforment sa langue avec leurs immondes intonations venues d’ailleurs, ceux qui prennent la place de ses enfants dans l’école où elle souhaitait les inscrire, ceux pour qui le gouvernement veut construire des logements et détruire l’écosystème qui entoure sa maison, ceux qui volent le travail des Anglais en proposant des prestations au rabais…

Ces « envahisseurs » sont aussi ses collègues de travail

Tout cela est véridique. L. pense sincèrement que les étrangers sont mauvais pour l’Angleterre. Elle m’a révélé tout cela un soir, alors que nous parlions du Brexit. A moi, l’étrangère qu’elle héberge et dont elle accepte, tous les mois, de recevoir de l’argent. Sans aucune honte ni gêne, comme si je ne faisais pas partie de cette catégorie d’étrangers dont elle exige le départ. Car ce que L. oublie, c’est que cette catégorie « d’envahisseurs » lui permet non seulement d’arrondir ses fins de mois, mais aussi de pouvoir aller faire ses courses à n’importe quelle heure de la journée ou de la nuit, grâce à ces étrangers qui acceptent de travailler, pour certains, jour et nuit, dans les supermarchés. Elle oublie que ces « envahisseurs » sont aussi ses collègues de travail, elle qui travaille pour le NHS, le système de santé publique, qui ne pourrait fonctionner sans le renfort de main d’oeuvre venue de l’extérieur.

Ce que L. oublie, c’est que cette catégorie « d’envahisseurs » lui permet non seulement d’arrondir ses fins de mois, mais aussi de pouvoir aller faire ses courses à n’importe quelle heure de la journée ou de la nuit, grâce à ces étrangers qui acceptent de travailler, pour certains, jour et nuit, dans les supermarchés

« Dans la rue où j’habite, il n’y a plus que des étrangers, se lamente-t-elle. La porte d’à côté, ce sont des Polonais ». Car oui, ici, ce sont les Européens de l’est qui sont particulièrement visés par la campagne anti-Brexit. Ceux qui viennent, selon elle, avec toute leur famille, pour soigner les plus anciens, grâce au système de santé britannique, qui est, contrairement à la France, quasiment entièrement gratuit. « Le NHS dépense des millions en interprète, parce que tous ces gens viennent ici sans parler la langue, uniquement pour se faire soigner, sans travailler », me soutient-elle. J’ai du mal à croire qu’elle puisse avaler une telle énormité. A-t-elle seulement vu les chiffres de l’ONS (l’Insee anglais) sur les statistiques du marché du travail anglais? A-t-elle seulement une fois mis les pieds dans l’arrière-salle d’un restaurant, secteur majoritairement composé d’étrangers, car ce sont les seuls qui acceptent des conditions de travail aussi indécentes?

« Je ne pourrais jamais faire le travail que tu fais »

L. me soutient aussi que la plupart des étrangers qui travaillent ici envoient l’argent qu’ils gagnent à leurs familles restées « au pays » au lieu de participer à l’économie du pays. Je ne peux m’empêcher de penser à cette collègue de travail hongroise avec qui j’ai travaillé. Pour elle, l’Angleterre lui offre des conditions de travail idéales : à Budapest, ma collègue travaillait 70 heures par semaine dans un restaurant pour un salaire de 1,5£ par heure. Ici, elle ne travaille « plus que » 45 heures par semaine et peut même envoyer de l’argent, tous les mois, à sa mère. Et comment lui reprocher?

« Je ne pourrais jamais faire le travail que tu fais », me confie un jour L. Heureusement pour elle, il y a des Hongroises et des Françaises pour le faire. L’arrogance et le manque de tolérance dont elle fait preuve me glacent. Sait-elle seulement ce que l’on ressent lorsque l’on quitte son pays, sa famille, ses amis, et, surtout, ce statut de « local » pour celui « d’étranger »?

L. a vraiment peur de tout. Y compris de moi.

Dans son cocon aseptisé et sécurisé, L. vit seule. Elle s’ennuie. Alors, comme beaucoup d’Anglais ici, elle boit. Elle ne va pas au pub. Elle boit, tous les soirs, ses deux verres de vin, seule, dans son salon. « Les Anglais se retrouvent au pub pour boire parce que la météo est terrible ici. Nous trompons l’ennui et la grisaille », m’explique-t-elle. L. voudrait vivre en Nouvelle-Zélande. Mais elle ne peut pas. « J’ai trop peur des araignées », me dit-elle. L. a vraiment peur de tout. Y compris de moi. Elle a peur que je m’installe indéfiniment, malgré le contrat que nous avons signé, elle m’envoie des mails très officiels pour chaque démarche, chaque détail de notre colocation, du non fournissement du papier toilette jusqu’aux bougies, que je n’ai pas le droit d’utiliser, pour des raisons de sécurité.

Attachée aux symboles de son pays

L. est très attachée aux valeurs conservatrices. Sur la porte du frigo trône le programme du candidat conservateur du comté. Sur la table du salon, un exemplaire du tabloïd ultra droitiste « Daily Mail », à l’avant de sa voiture, la fleur rouge, emblème des Anglais morts au combat durant les différents conflits armés. Elle me confie un jour qu’elle ne conçoit pas une seconde avoir une autre monnaie d’échange que la livre sterling. Je suis interloquée. Pour moi, une monnaie d’échange n’a pas grande importance si ce n’est qu’elle me permet d’acheter et de vendre des biens ou des services. Mais L. apprécie ses livres et ses pennies, symbole du pays qu’elle chérit tant. Pour moi, la livre sterling est juste une complication de plus dans la gestion de mon budget, car je dois sans arrêt convertir euros et livres.

De l’Angleterre, elle connaît la culture jusqu’au bout des doigts : sa gastronomie, ses films cultes, la vie de la famille royale, etc. Son anglais, impeccable, est vraiment agréable à écouter, elle ne fait aucune faute : elle corrige d’ailleurs les miennes, m’apprend différentes expressions typiques, ce que j’apprécie en tant qu’étrangère venue améliorer mon anglais.

Pro-Brexit… et pour la cause animale

Comment peut-on à la fois sponsoriser un ours en Chine et avoir autant de dédain à l’égard de certains êtres humains dont la seule faute est de ne pas posséder la même nationalité qu’elle?

De l’Angleterre, L. a aussi cette adoration pour les chiens : ici, ce compagnon à quatre pattes est un peu le « roi » des animaux de compagnie. L. défend la cause animale en général. Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve qu’il y a un drôle de paradoxe dans tout ça : comment peut-on à la fois sponsoriser un ours en Chine et avoir autant de dédain à l’égard de certains êtres humains dont la seule faute est de ne pas posséder la même nationalité qu’elle?

Je ne percerai jamais les mystères de ce drôle de paradoxe, mais de cette expérience, qui s’est malheureusement achevée sur un départ précipité (mon manque de rigueur quant aux respects des règles de sécurité de la maison a eu raison de notre colocation), je garde ce témoignage assez glaçant : celui d’une rencontre avec cette partie de l’Angleterre que personne n’a voulu voir avant le référendum sur le Brexit, cette partie de l’Angleterre lobotomisée par le tout sécuritaire des discours anti étrangers des tabloïds conservateurs, cette partie de l’Angleterre triste et repliée sur elle-même, cette partie de l’Angleterre bien loin de Londres et son cocon cosmopolite et élitiste.

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2 Comments

    • Elodie Souslikoff Reply

      Elle avait 50 ans donc non, pas vraiment ! Oui, ce fut une rencontre intéressante car cette personne représente, pour moi, l’archétype des pro-Brexit…

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